LE CAS ÉTRANGE DE SIR ARTHUR CARMICHAEL

(extrait des notes du regretté Dr Edward Carstairs, docteur en médecine et éminent psychologue)

 

Je sais bien que les événements étranges et non moins tragiques que je vais relater ici peuvent être envisagés de deux points de vue entièrement différents. Quant à moi, mon opinion n’a jamais varié. On m’a conseillé de consigner par écrit tous les détails de l’histoire et je crois en effet qu’il est de mon devoir de ne pas laisser sombrer dans l’oubli des faits aussi mystérieux et inexplicables.

C’est suite à un câble de mon ami le Dr Settle que je me trouvai mêlé à l’affaire. Le câble se bornait à citer le nom de Carmichael, sans donner guère de détails. J’obéis néanmoins à la demande qui m’y était faite et pris le train de 12 h 20 à Paddington, à destination de Wolden, dans le Herefordshire.

Le nom de Carmichael ne m’était pas totalement étranger. J’avais connu, jadis, sir William Carmichael de Wolden, aujourd’hui décédé – mais notre dernière rencontre remontait à onze années. Je savais qu’il avait un fils, le baron actuel, qui devait avoir vingt-trois ans environ. Je me souvenais vaguement d’avoir entendu raconter que sir William s’était remarié. Mais je ne me rappelais rien de précis à ce propos, sinon une lointaine impression plutôt en défaveur de la deuxième lady Carmichael.

Settle m’attendait à la gare.

— Je suis content que vous soyez venu, dit-il en me broyant la main.

— C’est avec plaisir. Si je comprends bien, il s’agit d’un cas qui relève de mon domaine ?

— Absolument.

— Une maladie mentale, sans doute ? Qui présente des caractéristiques inhabituelles ?

Nous avions été chercher mes bagages et avions pris place dans un dog-cart qui nous emmenait à présent vers Wolden, à quelque cinq kilomètres de la gare. Settle ne répondit pas tout de suite à mes questions. Soudain, au bout d’une ou deux minutes, il s’exclama :

— Toute l’affaire est totalement incompréhensible ! Voilà un jeune homme de vingt-trois ans, parfaitement normal à tous les points de vue. Un garçon agréable, aimable, pas trop imbu de sa personne, guère brillant, sans doute, mais représentant par excellence le type du jeune aristocrate anglais. Il se couche un soir en parfaite santé – et on le retrouve le lendemain matin errant dans le village, hébété, incapable de reconnaître ses proches les plus chers.

— Ah ! dis-je, aiguillonné. (Le cas promettait d’être intéressant.) La perte de mémoire est totale ? Quand cela s’est-il passé ?

— Hier matin. Le 9 août.

— Et il n’y a rien eu, aucun choc dont vous ayez entendu parler, et qui puisse expliquer cet état ?

— Rien.

Je fus pris d’un soupçon subit.

— Me cachez-vous quelque chose ?

— N…on !

Cette hésitation renforça mes doutes.

— Il faut que je sache tout.

— Cela n’a rien à voir avec Arthur. Il s’agit de… de la maison.

— De la maison ? répétai-je, stupéfait.

— Vous vous êtes beaucoup intéressé aux phénomènes de ce genre, n’est-ce pas, Carstairs ? Vous avez « testé » des maisons dites hantées. Que pensez-vous de tout cela ?

— Dans neuf cas sur dix, il s’agit d’une imposture. Mais la dixième fois… En vérité, il m’est arrivé d’assister à des phénomènes qu’il était absolument impossible d’expliquer par des moyens rationnels. Personnellement, je crois à l’occultisme.

Settle hocha la tête. Nous arrivions aux grilles du parc. Du bout de son long fouet, il m’indiqua une maison blanche, de construction basse, à flanc de colline.

— Voilà la maison, dit-il. Et il y a dans cette maison quelque chose… quelque chose d’inquiétant, d’horrible. Nous le ressentons tous… Et je ne suis pas superstitieux.

— Sous quelle forme cela se présente-t-il ?

Il regarda droit devant lui.

— Je préférerais que vous n’en sachiez rien. Comprenez-moi, si vous qui venez sans aucune idée préconçue, qui ignorez tout, vous le voyez également, alors…

— Oui. Cela vaut mieux. Par contre, j’aimerais que vous me parliez un peu de la famille.

— Sir William s’est marié deux fois. Arthur est né du premier mariage. Le deuxième mariage remonte à neuf ans – et l’actuelle lady Carmichael est un personnage fort mystérieux. Elle n’est qu’à moitié anglaise. Je la soupçonne d’avoir du sang asiatique dans les veines.

Il s’interrompit.

— Settle, dis-je, vous n’aimez pas lady Carmichael.

— C’est vrai, reconnut-il carrément. J’ai toujours eu la sensation qu’il y avait en elle un je ne sais quoi de sinistre. Enfin, pour continuer mon histoire, sir William a également eu un enfant de sa deuxième femme, un garçon, qui a maintenant huit ans. À la mort de sir William, il y a trois ans, Arthur a hérité du titre et de la propriété. Sa belle-mère et son demi-frère sont restés vivre avec lui à Wolden. Il faut savoir que la propriété est en très mauvais état. Son entretien engloutit la quasi-totalité des revenus de sir Arthur. Quant à lady Carmichael, sir William n’a pu lui laisser que quelques centaines de livres de rente annuelle. Mais, heureusement, Arthur s’est toujours entendu à merveille avec elle et est ravi qu’elle vive auprès de lui. Dernièrement…

— Oui ?

— Il y a de cela deux mois, Arthur s’est fiancé avec une jeune fille charmante, mademoiselle Phyllis Patterson.

Il ajouta, la voix légèrement altérée par l’émotion :

— Ils devaient se marier le mois prochain. Elle est ici pour l’instant. Vous imaginez son désespoir…

J’inclinai la tête en silence.

Nous approchions à présent de la maison. À notre droite, une pelouse verte en pente douce. Soudain, j’aperçus un tableau exquis : une jeune fille marchait lentement sur le gazon, en direction de la maison. Elle ne portait pas de chapeau et le soleil parait d’un éclat somptueux l’or de sa magnifique chevelure. Elle avait à la main une large corbeille de roses et un splendide chat persan gris ondulait affectueusement autour de ses chevilles.

J’interrogeai Settle du regard.

— C’est mademoiselle Patterson, dit-il.

— Pauvre petite ! Quelle apparition délicieuse, avec ses roses et son chat gris…

Je perçus un léger bruit, me retournai vivement vers mon ami. Les rênes lui avaient échappé des mains et son visage était livide.

— Qu’avez-vous ? m’écriai-je.

Il se reprit avec effort.

— Rien, dit-il. Rien.

Quelques instants après, nous étions arrivés à destination, et je pénétrais à sa suite dans le salon vert où on avait servi le thé.

Une femme d’âge mûr mais encore très belle se leva à notre entrée et, s’avançant, nous tendit la main.

— Mon ami le Dr Carstairs. Lady Carmichael.

Il m’est impossible d’expliquer la vague de répulsion qui me submergea au moment où je prenais la main de cette femme pourtant séduisante et pleine d’allure, et dont les mouvements empreints d’une grâce obscure et langoureuse me rappelèrent ce que Settle m’avait dit sur ses origines probablement orientales.

— C’est très aimable à vous d’être venu, Dr Carstairs, dit-elle d’une voix grave et musicale, et de bien vouloir nous aider à résoudre le difficile problème qui se pose à nous.

Je répondis par une banalité quelconque et elle me tendit ma tasse de thé.

Au bout de quelques minutes, la jeune fille que j’avais vue sur la pelouse fit son entrée dans la pièce. Le chat ne la suivait plus, mais elle portait toujours sa corbeille de roses. Settle me présenta et elle vint spontanément vers moi :

— Oh, Dr Carstairs ! Le Dr Settle nous a tant parlé de vous ! J’ai le sentiment que vous parviendrez à faire quelque chose pour ce malheureux Arthur.

Mademoiselle Patterson était vraiment très jolie, en dépit de la pâleur de ses joues et des cernes sombres qui entouraient ses yeux francs.

— Ma chère petite, dis-je pour la rassurer, il n’y a en effet pas lieu de désespérer. Ces cas d’amnésie ou de dédoublement de personnalité sont souvent de très courte durée. Le malade peut reprendre ses esprits à n’importe quel moment.

Elle secoua la tête.

— Je ne peux pas croire qu’il s’agisse d’un dédoublement de personnalité, dit-elle. Ce n’est plus du tout Arthur. Ce n’est pas une personnalité qui vient de lui. Ce n’est pas lui. Je…

— Phyllis, mon petit, voici votre thé, interrompit lady Carmichael d’une voix douce.

Elle posa les yeux sur la jeune fille et quelque chose dans l’expression de ce regard me dit que lady Carmichael n’éprouvait guère d’amitié pour sa future belle-fille.

Mademoiselle Patterson refusa le thé et, dans l’espoir de détendre un peu l’atmosphère, je lui demandai :

— Et Poussy ? N’a-t-il pas droit à une soucoupe de lait ?

Elle me regarda d’une façon fort étrange.

— Poussy ?

— Oui, votre petit compagnon d’il y a un instant, dans le jardin…

Un bruit soudain me coupa la parole. Lady Carmichael avait renversé la théière et toute l’eau chaude coulait par terre. Je réparai les dégâts. Phyllis Patterson adressa à Settle un regard interrogateur. Il se leva.

— Si nous allions voir notre malade, à présent, Carstairs ?

Je le suivis aussitôt. Mademoiselle Patterson nous accompagna. Nous montâmes un escalier et Settle tira une clé de sa poche.

— Il lui prend parfois des envies d’aller vadrouiller, expliqua-t-il. C’est pourquoi je préfère l’enfermer quand je dois m’absenter de la maison.

Il déverrouilla la porte et nous entrâmes.

Un jeune homme était lové sur la banquette de fenêtre, profitant des derniers rayons du soleil à son déclin. Il se tenait étrangement impassible, ramassé, tous les muscles au repos. Je crus d’abord qu’il ne s’était pas aperçu de notre présence, puis soudain, je constatai que, sous des paupières immobiles, ses prunelles nous examinaient attentivement. Au moment où nos regards se rencontrèrent, ses yeux se fermèrent, il cligna des paupières. Mais toujours sans le moindre mouvement.

— Venez, Arthur, dit gaiement Settle. Mademoiselle Patterson ainsi que l’un de mes amis sont venus vous dire bonjour.

Le jeune homme se borna à cligner des paupières. Néanmoins, l’instant d’après, je le surpris qui nous observait de nouveau. Furtivement, secrètement.

— Voulez-vous un bon goûter ? poursuivit Settle sur le même ton enjoué, comme s’il s’adressait à un enfant.

Et il posa sur la table une tasse remplie de lait. Comme je levais les sourcils avec étonnement, Settle sourit :

— C’est curieux. Il ne boit plus que du lait.

Quelques instants plus tard, sans hâte aucune, sir Arthur déplia ses membres, l’un après l’autre, et se dirigea avec lenteur vers la table. Je réalisai brusquement que ses mouvements étaient parfaitement silencieux. Ses pieds ne faisaient pas le moindre bruit quand il marchait. Au moment où il atteignit la table, il s’étira formidablement, une jambe en avant et l’autre tendue vers l’arrière. Quand il eut prolongé à l’extrême cette gymnastique, il bâilla. Mais quel bâillement ! Je crois bien n’en avoir jamais vu de semblable : son visage tout entier sembla s’y engloutir.

Puis, il parut enfin s’intéresser au lait et se pencha vers la table jusqu’à toucher des lèvres la surface du liquide.

Comme j’interrogeais Settle du regard, il me dit :

— Il n’utilise plus du tout ses mains. C’est comme s’il était retourné à un stade primitif. Étrange, n’est-ce pas ?

Je sentis Phyllis Patterson se rapprocher imperceptiblement de moi et lui posai la main sur le bras pour l’apaiser.

Son lait finalement terminé, Arthur Carmichael s’étira de nouveau et, de la même démarche tranquille et silencieuse, regagna sa banquette de fenêtre et s’y réinstalla comme précédemment, nous regardant en clignant des yeux.

Mademoiselle Patterson nous entraîna hors de la pièce. Elle tremblait de tous ses membres.

— Oh, Dr Carstairs ! s’écria-t-elle. Ce n’est pas lui ! Cette… chose qui est là, ce n’est pas Arthur ! Je sentirais… Je saurais…

Je hochai tristement la tête.

— Le cerveau peut parfois jouer de bien vilains tours, dis-je.

J’avoue que le cas me laissait perplexe. Il présentait des caractéristiques pour le moins inhabituelles. Je n’avais jamais vu le jeune Carmichael auparavant, mais sa bizarre façon de marcher, ses clignements de paupières aussi, me rappelaient quelqu’un ou quelque chose que je ne parvenais pas à situer.

Le dîner, ce soir-là, se déroula dans le calme. Je partageai avec Lady Carmichael la tâche d’alimenter la conversation. Lorsque les dames se furent retirées, Settle me demanda mes impressions sur notre hôtesse.

— Je dois reconnaître que je ressens à son égard une profonde aversion, répondis-je. Vous aviez raison, elle a du sang oriental. J’ajouterai qu’elle semble posséder des pouvoirs occultes certains. C’est une femme d’une extraordinaire force magnétique.

Settle sembla sur le point de dire quelque chose mais il se ravisa et se contenta de remarquer :

— Elle est très attachée à son petit garçon.

Après le dîner, nous retournâmes nous asseoir au salon vert. Nous venions d’achever le café et échangions des platitudes sur les sujets d’actualité lorsque le chat se mit à miauler à fendre l’âme derrière la porte pour qu’on le fasse entrer. Personne n’y fit attention. Étant donné que je suis un grand ami des bêtes, au bout de quelques minutes, je me levai :

— Me permettez-vous de lui ouvrir ? demandai-je à lady Carmichael.

Il me sembla qu’elle était soudain très blanche. Néanmoins, elle fit un petit geste de la tête que je pris pour un assentiment et j’allai ouvrir la porte. Le corridor était totalement désert.

— Comme c’est curieux, dis-je, j’aurais juré avoir entendu un chat.

Je réintégrai mon siège et réalisai que tous les regards étaient braqués sur moi – ce qui me mit légèrement mal à l’aise.

Nous ne tardâmes pas à aller nous coucher. Settle m’escorta jusqu’à ma chambre.

— Vous avez tout ce qu’il vous faut ? demanda-t-il en regardant autour de lui.

— Oui, merci.

Il restait là, gauche, l’air d’avoir encore quelque chose à dire sans que cela fut possible.

— À propos, dis-je, ne m’aviez-vous pas dit qu’il y avait quelque chose d’inquiétant, dans cette maison ? Jusqu’ici, je dois avouer qu’elle me paraît parfaitement normale.

— Vous appelez cela une maison heureuse ?

— Bien sûr que non, dans de telles circonstances. On y sent planer l’ombre d’un grand chagrin. Mais quant à lui trouver des particularités surnaturelles, non, je lui délivrerais sur l’heure un certificat de bonne santé.

— Bonne nuit, dit brusquement Settle. Faites de beaux rêves.

Des rêves, j’en fis en effet, et en quantité ! Le chat gris de Mlle Patterson avait dû laisser une trace dans mon esprit : j’eus l’impression de rêver pendant la nuit entière de ce satané animal.

Tout à coup je m’éveillai en sursaut et découvris la raison de ces songes obsédants : la bête miaulait sans discontinuer de l’autre côté de ma porte. Impossible de dormir avec un tel tapage. J’allumai ma bougie et me dirigeai vers la porte. Mais le couloir était vide – et cependant les miaulements retentissaient toujours. Une idée nouvelle me vint : le malheureux devait être enfermé quelque part, et retenu prisonnier. À ma gauche, c’était le bout du couloir, et c’est là qu’était située la chambre de lady Carmichael. Je me tournai donc vers la droite. Mais je n’avais fait que quelques pas quand les miaulements reprirent de plus belle, derrière moi. Je pivotai sur les talons : le bruit retentit de nouveau, très distinctement.

Quelque chose me fit frissonner – un courant d’air dans le couloir, sans doute – et je réintégrai prestement ma chambre. Le silence régnait, à présent, et je ne fus pas long à me rendormir. Quand je me réveillai, c’était le matin d’une journée qui s’annonçait splendidement ensoleillée.

Tandis que je m’habillais, j’aperçus par la fenêtre le coupable qui avait troublé mon sommeil. Le chat gris traversait tout doucement la pelouse. Non loin de là se trouvaient quelques oiseaux occupés à lisser leurs plumes et à gazouiller : sans doute étaient-ce eux que le chat se préparait à attaquer.

Alors, une chose extrêmement curieuse se produisit. Le chat poursuivit son chemin en ligne droite et passa au milieu des oiseaux – au point même de les frôler presque de sa fourrure – et les oiseaux ne s’envolèrent pas. Je demeurai interdit. La chose me paraissait incompréhensible.

Ce spectacle m’avait tellement impressionné que je ne pus m’empêcher d’en parler au petit déjeuner.

— Savez-vous que vous possédez un chat tout à fait hors du commun ? demandai-je à lady Carmichael.

J’entendis le bruit d’une tasse qui heurtait une soucoupe et je vis Phyllis Patterson me fixer gravement, les lèvres entrouvertes, la respiration courte.

Il y eut un moment de silence, puis lady Carmichael me répondit d’une voix nettement désagréable ;

— Je pense que vous avez dû vous tromper. Il n’y a pas de chat ici. Je n’ai jamais eu de chat.

Je venais manifestement de commettre un impair. Je me hâtai donc de changer de sujet.

N’empêche que l’affaire continua de m’intriguer. Pourquoi lady Carmichael m’avait-elle déclaré qu’il n’y avait pas de chat dans la maison ? Était-ce le chat personnel de Mlle Patterson, et en dissimulait-on l’existence à la maîtresse des lieux ? Peut-être lady Carmichael avait-elle à l’égard des chats une de ces inexplicables antipathies qu’on rencontre de plus en plus de nos jours ? Cela ne paraissait guère plausible, mais il fallait bien que je me contente de cette hypothèse pour le moment.

Notre patient était toujours dans le même état. Je procédai cette fois à un examen complet et pus l’observer plus à fond que la veille. Sur ma proposition, on convint qu’il passerait le plus de temps possible en compagnie de sa famille. D’une part, j’espérais pouvoir l’étudier plus efficacement s’il n’était plus sur la défensive. D’autre part, je me disais qu’un retour à la routine quotidienne allumerait peut-être en lui quelque étincelle d’intelligence. Mais son comportement ne changea pas d’un iota. Toujours calme et docile, il semblait absent et ne se départait pas, en réalité, d’une vigilance intense et plutôt sournoise. Un détail, cependant, m’étonna : la vive affection qu’il manifestait à l’égard de sa belle-mère. Alors qu’il ignorait complètement Mlle Patterson, il s’arrangeait toujours pour s’asseoir le plus près possible de lady Carmichael. Une fois, même, je le vis se frotter la tête contre son épaule avec une expression béate.

Son cas me tracassait. Je ne pouvais m’empêcher de penser que quelque chose m’échappait.

— C’est un cas fort étrange, dis-je à Settle.

— Oui. Très… évocateur.

Il me lança un coup d’œil curieusement furtif.

— Dites-moi, reprit-il, est-ce qu’il ne vous rappelle rien ?

Sa question me frappa désagréablement. Je songeai à l’impression qui m’avait tourmenté la veille.

— Que pourrait-il me rappeler ?

— Peut-être n’est-ce que mon imagination, marmonna-t-il en secouant la tête. Mon imagination, rien d’autre.

Et il refusa d’ajouter un mot de plus sur le sujet.

Toute l’affaire baignait dans le mystère. Et l’impression déconcertante de ne pouvoir en saisir la clé ne cessait de m’obséder. En outre, il y avait une autre affaire – de moindre importance, certes – qui paraissait bien mystérieuse également : celle du chat gris. L’animal commençait à m’énerver, et j’ignorais pour quelle raison. Je rêvais de chats, je croyais sans cesse en entendre. De temps à autre, j’entrevoyais de loin la superbe bête. Et le fait qu’il y avait là-dessous un mystère m’irritait au plus haut point. Un après-midi, mû par une impulsion subite, je tâchai d’en apprendre davantage en interrogeant le domestique.

— Dites-moi, que savez-vous du chat que j’ai vu ici ?

— Un chat, monsieur ? répéta-t-il avec une surprise polie.

— N’y en a-t-il pas un dans la maison ?

— Madame a eu un chat, en effet, monsieur. Une bête splendide. Mais madame a dû s’en défaire. C’est bien malheureux, car c’était un animal magnifique.

— Un chat gris ? demandai-je avec lenteur.

— En effet, monsieur. Un persan.

— Et vous dites qu’on l’a tué ?

— Oui, monsieur.

— Êtes-vous certain que cela a été fait ?

— Oh, oui, monsieur, sûr et certain ! Madame n’a pas voulu l’envoyer chez un vétérinaire, elle a préféré s’en charger elle-même. Il y a un peu moins d’une semaine de cela. Le cadavre a été enterré dans le jardin, sous le hêtre rouge, monsieur.

Et il quitta la pièce, m’abandonnant à mes réflexions.

Pourquoi lady Carmichael avait-elle affirmé avec tant d’aplomb qu’elle n’avait jamais possédé de chat ?

J’eus l’intuition que cette banale affaire de chat n’était peut-être pas si banale, après tout. J’allai trouver Settle et le pris à part.

— Settle, je voudrais vous poser une question. Avez-vous oui ou non vu et entendu un chat dans cette maison ?

Ma question ne parut pas le surprendre. Il avait presque l’air de s’y attendre depuis pas mal de temps.

— Je l’ai entendu. Je ne l’ai jamais vu.

— Mais le premier jour, m’écriai-je. Sur la pelouse, avec Mlle Patterson !

Il me regarda sans broncher.

— J’ai vu Mlle Patterson qui traversait la pelouse. C’est tout.

Je commençais à comprendre.

— Mais alors, dis-je, ce chat… ?

Il fit oui de la tête.

— Je voulais voir si vous, qui veniez sans idées préconçues, vous alliez entendre ce que nous entendons tous…

— Ainsi, vous l’entendez tous ?

Il acquiesça de nouveau.

— Comme c’est étrange, murmurai-je pensivement. Je n’avais jamais entendu parler d’une maison hantée par un chat.

Je lui racontai ce que m’avait révélé le domestique et il se montra très étonné.

— Voilà qui est nouveau pour moi. J’ignorais ce détail.

— Mais qu’est-ce que cela signifie ? demandai-je, désemparé.

Il secoua la tête.

— Dieu seul le sait ! Mais laissez-moi vous dire une chose, Carstairs… J’ai peur. La voix de ce… de cet être a des accents menaçants.

— Menaçants ? À l’égard de qui ?

— Je n’en sais rien, dit-il en écartant les mains.

Ce n’est que le soir, après le dîner, que je compris réellement le sens de ses paroles. Nous nous trouvions au salon vert, comme au soir de mon arrivée, lorsque le miaulement se fit entendre. Un miaulement sonore, insistant, juste derrière la porte. Cette fois, cependant, il y avait de la colère dans ce miaulement, à ne pas s’y méprendre. C’était un long cri de chat sauvage, un feulement presque, féroce et menaçant. Puis ce fut le silence, et soudain le crochet de cuivre de la porte fut violemment agité comme par une patte de chat.

Settle se leva d’un bond.

— Cela, c’était vrai, j’en suis sûr ! s’exclama-t-il.

Il courut vers la porte, l’ouvrit d’un coup.

Rien.

Il revint en s’épongeant le front. Phyllis était pâle et tremblante. Lady Carmichael, livide. Seul, Arthur, accroupi comme un enfant, la tête contre les genoux de sa belle-mère, demeurait serein.

Quand nous montâmes nous coucher, Mlle Patterson me posa la main sur le bras.

— Oh, Dr Carstairs ! s’écria-t-elle. Que se passe-t-il ? Que veut dire tout cela ?

— Nous ne le savons pas encore, ma chère enfant. Mais je suis déterminé à le découvrir. N’ayez pas peur. Je suis convaincu que vous, personnellement, ne courez aucun danger.

Elle m’adressa un regard empreint de doute.

— Vous croyez ?

— J’en suis certain, répondis-je fermement.

Je revoyais la façon aimante dont le chat gris se frottait à ses jambes : il n’y avait pas d’inquiétudes à avoir. La menace ne la concernait pas.

Je mis un certain temps à m’endormir et finis par sombrer dans un sommeil agité. Brusquement, je me réveillai, en alerte. J’entendais des bruits menus mais inquiétants… comme si l’on était occupé à déchirer, à déchiqueter quelque chose. Sautant à bas de mon lit, je me ruai dans le couloir. Au même instant, Settle sortait de sa chambre, qui était voisine de la mienne. Le bruit venait de notre gauche.

— Vous entendez, Carstairs ? Vous entendez ?

Nous avançâmes jusqu’à la porte de lady Carmichael. Le bruit avait cessé. Nos bougies envoyaient une lueur blême sur la porte aux panneaux polis. Nous nous regardâmes.

— Savez-vous ce que c’était ? dit-il à voix basse.

Je hochai la tête.

— Des griffes de chat qui déchiquetaient quelque chose, dis-je en frissonnant.

Tout à coup, je poussai une exclamation et baissai ma bougie.

— Settle, regardez !

Je lui indiquais une chaise qui se trouvait là, le long du mur – et dont le siège était lacéré, traversé de longues déchirures…

Nous l’examinâmes de plus près. Il me regarda, et j’acquiesçai.

— Des griffes de chat, dit-il en inspirant vivement. Pas d’erreur possible. (Ses yeux passèrent de la chaise à la porte close.) Voilà à qui s’adressent les menaces. Lady Carmichael !

Je ne pus fermer l’œil de la nuit. Les choses en étaient arrivées à un point où il fallait réagir. À mon avis, il n’y avait qu’une seule personne qui possédât la clé du mystère. Je soupçonnais lady Carmichael d’en savoir plus qu’elle ne voulait l’admettre.

Elle était blafarde, le lendemain, lorsqu’elle descendit pour le petit déjeuner, et elle ne fit que jouer avec la nourriture sur son assiette. Seule, j’en étais certain, une volonté de fer empêchait ses nerfs de craquer. En sortant de table, je demandai à lui parler. Je n’y allai pas par quatre chemins.

— Lady Carmichael, j’ai des raisons de croire que vous courez un grave danger.

— Vraiment ?

Elle ne se laissait pas démonter et affichait un détachement admirable.

— Il y a dans cette maison une chose, une présence qui vous est manifestement hostile.

— C’est absurde, murmura-t-elle avec dédain. Comme si j’allais croire à de pareilles sottises.

— La chaise qui se trouve devant votre porte, observai-je sèchement, a été mise en pièces cette nuit.

— Vraiment ? dit-elle de nouveau. (Les sourcils hauts, elle feignait la surprise, mais je voyais bien que je ne lui apprenais rien.) Quelque stupide plaisanterie, sans doute.

— Pas du tout, répliquai-je avec une certaine chaleur. Et je voudrais que vous me disiez, pour votre propre sécurité…

— Que je vous dise quoi ?

— Tout ce qui pourrait apporter un éclaircissement à cette affaire, dis-je gravement.

Elle se mit à rire.

— Je ne sais rien. Absolument rien.

J’eus beau lui parler des risques qu’elle encourait, rien ne put la faire revenir sur cette affirmation. Pour ma part, je demeurais convaincu qu’elle en savait beaucoup plus qu’aucun d’entre nous, qu’elle détenait même un indice capital. Mais je vis qu’il était impossible de la faire parler.

Je résolus toutefois de prendre toutes les précautions possibles, car j’étais persuadé qu’elle courait un danger très réel et très immédiat. Le soir, avant qu’elle ne se retire dans sa chambre, nous procédâmes, Settle et moi, à un examen minutieux de la pièce. Ensuite, nous convînmes de monter la garde à tour de rôle dans le couloir.

Je pris le premier quart, qui se passa sans incident. À 3 heures, Settle vint me relayer. Je n’avais guère fermé l’œil la nuit précédente : aussitôt couché, je m’endormis donc profondément. Et je fis un rêve étrange.

Je rêvai que le chat gris était assis au bout de mon lit et qu’il me fixait d’un air suppliant. Avec l’aisance qui n’appartient qu’aux songes, je comprenais qu’il voulait que je le suive. Ce que je faisais. L’animal m’entraînait vers le grand escalier que nous descendions, pour aller vers une pièce située dans l’aile opposée et qui était visiblement une bibliothèque. S’arrêtant d’un côté de la pièce, il se dressait sur ses pattes arrière et posait les pattes avant sur l’une des rangées inférieures, en m’adressant de nouveau ce même regard implorant, émouvant.

Le chat et la bibliothèque disparurent… et je m’éveillai. Le jour était levé.

Le quart de Settle s’était écoulé lui aussi sans incident, mais il se montra fort intéressé lorsque je lui narrai mon rêve. À ma demande, il me conduisit à la bibliothèque, qui correspondait en tous points à ce que j’en avais vu en dormant. Je retrouvai même l’endroit précis d’où le chat m’avait regardé pour la dernière fois de cet air triste.

Nous gardions le silence, aussi perplexes l’un que l’autre. Tout à coup, une idée me vint et je m’accroupis devant ce fameux endroit pour lire les titres des livres qui s’y trouvaient. Je constatai qu’il y avait un espace vide.

— Il manque un volume, ici, dis-je à Settle.

Il s’accroupit auprès de moi.

— Regardez ! dit-il. Il y a un clou, là au fond, qui a arraché un fragment du volume en question.

Avec précaution, il détacha le petit bout de papier. Deux ou trois centimètres carrés, sans plus… mais sur lesquels étaient imprimés les deux mots suivants : « Le chat… »

Nous nous regardâmes.

— Cette histoire me donne la chair de poule, dit Settle. Je trouve tout cela effrayant.

— Je donnerais n’importe quoi pour savoir quel est le livre qui a été retiré de ce rayon. Pensez-vous qu’il y ait un moyen de le découvrir ?

— Peut-être existe-t-il un catalogue. Lady Carmichael devrait pouvoir nous renseigner…

Je secouai la tête.

— Lady Carmichael ne vous dira rien.

— Vous croyez ?

— J’en suis certain. Tandis que nous tâtonnons dans le noir, réduits aux hypothèses et aux conjectures, lady Carmichael sait. Et, pour des raisons bien à elle, elle se refuse à dire quoi que ce soit. Elle préfère courir un risque terrible que de rompre son silence.

La journée s’écoula sans incident – et je pensai au calme qui précède les tempêtes. Je ne pouvais me départir de l’impression que le dénouement était imminent. J’errais dans les ténèbres, mais je ne tarderais pas à y voir clair. Tous les éléments étaient rassemblés, prêts, ils n’attendaient plus que l’étincelle qui les relierait les uns aux autres et révélerait leur signification.

Et en effet, l’étincelle se produisit ! De la façon la plus étrange qui soit…

Nous étions tous réunis au salon vert après le dîner, comme à l’accoutumée. Personne ne parlait. Le silence était même tellement profond qu’une petite souris traversa subitement la pièce – et c’est alors que cela arriva.

D’une longue détente, Arthur Carmichael bondit de son fauteuil, frémissant de tout son corps, et fondit comme un dard vers la souris. Mais celle-ci avait déjà disparu derrière le lambris et il alla se poster devant, les sens en éveil et les membres tremblants d’excitation.

Quelle scène atroce ! Jamais je n’avais vécu des instants aussi paralysants. Je savais à présent à quoi Arthur Carmichael me faisait penser depuis mon arrivée, avec ses pas feutrés et ses regards épieurs. Une explication du mystère me vint tout à coup à l’esprit, démente, incroyable, invraisemblable. Je la rejetai aussitôt. C’était impossible ! Néanmoins, je ne parvins pas à en détacher mes pensées.

Je ne sais plus très bien ce qui s’est passé ensuite. Tout semblait se dérouler dans un brouillard d’irréalité. Je me rappelle que nous sommes montés en nous souhaitant la bonne nuit le plus brièvement possible. Chacun semblait redouter de rencontrer le regard des autres, de peur d’y voir une confirmation de ses propres frayeurs.

Settle s’installa devant la porte de lady Carmichael pour assurer le premier tour de garde, et promit de m’appeler à 3 heures. Je n’avais pas de craintes particulières pour lady Carmichael. J’avais l’esprit trop absorbé par la fantastique théorie qui y avait germé. Je ne cessais de me répéter que c’était impossible – mais mon esprit y revenait constamment, fasciné.

Brusquement, le calme de la nuit se rompit. La voix de Settle retentit, criant mon nom. Je me précipitai dans le couloir.

Je le trouvai occupé à tambouriner et à peser de tout son poids sur la porte de lady Carmichael.

— Le diable emporte cette femme ! Elle a fermé à clé !

— Mais…

— Il est à l’intérieur ! Là, avec elle ! Vous ne l’entendez pas ?

Un long miaulement aux accents féroces monta de l’autre côté de la porte verrouillée, suivi presque aussitôt d’un hurlement affreux, puis d’un autre… Je reconnus la voix de lady Carmichael.

— La porte ! clamai-je. Il faut l’enfoncer ! Une minute encore et il sera trop tard !

Nous arc-boutant des épaules contre le battant, nous poussâmes de toutes nos forces. La porte finit par céder avec fracas, et nous faillîmes tomber dans la chambre.

Lady Carmichael gisait sur le lit, dans un bain de sang. J’ai rarement vu spectacle aussi horrible. Son cœur battait encore, mais elle avait des plaies épouvantables : toute la gorge était écorchée, lacérée…

— Les griffes… balbutiai-je en tremblant.

Un frisson d’horreur me traversa tout entier.

Je soignai et pansai de mon mieux la blessée, et suggérai à Settle de ne pas révéler la nature exacte des plaies – surtout à mademoiselle Patterson. Après quoi, je rédigeai un télégramme à expédier dès l’ouverture du bureau des télégraphes, pour demander à l’hôpital de nous envoyer une infirmière.

L’aube commençait à poindre. Je m’approchai de la fenêtre et regardai la pelouse.

— Habillez-vous et accompagnez-moi dans le jardin, dis-je brusquement à Settle. Lady Carmichael n’a plus besoin de nous pour l’instant.

Il fut bientôt prêt, et nous sortîmes ensemble.

— Qu’allez-vous faire ?

— Déterrer le cadavre du chat. Je veux en avoir le cœur net.

Je trouvai une bêche dans une remise à outils et nous nous mîmes au travail sous le grand hêtre rouge. Enfin, nous trouvâmes ce que nous cherchions. La chose n’était guère ragoûtante. La bête était morte depuis une semaine. Mais je vis ce que je voulais voir.

— Voilà bien le chat. Celui-là même que j’ai vu le jour de mon arrivée.

Settle renifla. Une odeur d’amandes amères était encore perceptible.

— De l’acide prussique, dit-il.

J’acquiesçai.

— À quoi pensez-vous ? me demanda-t-il avec curiosité.

— À la même chose que vous !

Je lui fis part de mon hypothèse et vis bien que je ne lui apprenais rien de nouveau. Les mêmes conjectures lui étaient venues à l’esprit.

— C’est impossible, murmura-t-il. Impossible ! C’est contraire à toute science, à toute loi naturelle… (Sa voix s’altéra dans un frisson.) Cette souris, hier soir… Mais… Oh ! Cela ne peut pas être !

— Lady Carmichael est une femme étrange. Elle possède des pouvoirs occultes, des dons hypnotiques. Ses ancêtres venaient de l’Orient. Sait-on quel usage elle peut avoir fait de ces dons sur une nature aussi douce et vulnérable que celle d’Arthur Carmichael ? N’oubliez pas, Settle, que si Arthur Carmichael reste le pauvre innocent qu’il est actuellement, entièrement dévoué à sa belle-mère, c’est à elle et à son fils que reviendra de fait la propriété tout entière. Son fils qu’elle adore, comme vous me l’avez dit. Or, Arthur était sur le point de se marier !

— Qu’allons-nous faire, Carstairs ?

— Il n’y a rien à faire. Efforçons-nous simplement de contrecarrer la vengeance de lady Carmichael.

L’état de lady Carmichael s’améliorait lentement.

Ses blessures se refermaient aussi bien que possible – elle en garderait néanmoins les cicatrices jusqu’à la fin de ses jours, selon toute probabilité.

Je ne m’étais jamais senti aussi désarmé. La force qui nous tenait en échec était toujours là, invaincue. Et, quoique en veilleuse pour l’instant, elle n’attendait certainement que son heure pour se manifester à nouveau. Je pris quant à moi une décision : dès que lady Carmichael serait suffisamment remise pour être transportée, il faudrait l’éloigner de Wolden. Il y avait une chance sur mille que le terrible phénomène ne soit pas en mesure de persister.

Les jours passaient.

J’avais fixé le départ de lady Carmichael au 18 septembre. C’est au matin du 14 que survint la crise à laquelle personne ne s’attendait.

Je me trouvais à la bibliothèque en compagnie de Settle. Nous étions en train de commenter certains aspects du cas de lady Carmichael, quand une femme de chambre fit irruption dans la pièce, en proie à une vive agitation.

— Monsieur ! Monsieur ! Vite ! criait-elle. Monsieur Arthur est tombé dans l’étang ! Il a mis le pied dans la barque, elle a bougé sous sa poussée, et il a perdu l’équilibre ! Je l’ai vu de la fenêtre !

Sans perdre un instant, je sortis de la bibliothèque, suivi de Settle. Phyllis, qui était dans la pièce voisine, avait tout entendu : elle se précipita avec nous.

— Il n’y a pas de danger, dit-elle, Arthur est un excellent nageur.

Mais j’avais un pressentiment et me mis à courir plus vite encore. À la surface de l’étang, pas la moindre ride. La barque vide flottait paresseusement… Aucune trace d’Arthur.

Settle retira sa veste et ses bottines.

— J’y vais, dit-il. Prenez l’autre barque et fouillez avec la gaffe. Ce n’est pas très profond.

Nous cherchâmes en vain pendant un temps qui nous parut une éternité. Les minutes passaient. Tout à coup, alors que nous commencions à désespérer, nous trouvâmes le corps d’Arthur et le ramenâmes sur la rive, apparemment sans vie.

Tant que je vivrai, je ne pourrai oublier l’expression de souffrance et de désespoir que je vis alors sur les traits de Phyllis.

— Il n’est pas… Il n’est pas…

Ses lèvres se refusaient à prononcer le mot fatal.

— Non, non, n’ayez crainte, mon enfant, m’écriai-je. Nous allons le ranimer.

Mais, au fond de moi-même, je n’avais guère d’espoir. J’envoyai Settle chercher des couvertures bien chaudes et me mis immédiatement à appliquer la respiration artificielle.

Nous nous affairâmes autour de lui, sans parvenir à faire apparaître le moindre signe de vie. Tandis que Settle prenait le relais, je m’approchai de Phyllis.

— Je crains que ce soit peine perdue, lui dis-je doucement. Nous ne pouvons plus rien pour lui.

Elle demeura figée l’espace d’un instant, puis elle se jeta brutalement sur le corps inanimé d’Arthur.

— Arthur ! se mit-elle à crier avec l’énergie du désespoir. Arthur ! Reviens-moi ! Arthur ! Reviens ! Reviens !

Sa voix se perdit dans le silence. Tout à coup, je touchai le bras de Settle.

— Regardez !

Un faible soupçon de couleur venait d’apparaître sur les joues du noyé. Je lui pris le pouls.

— Continuez la respiration artificielle ! Il revient à lui !

Les minutes volaient, à présent. Au bout d’un temps miraculeusement court, ses yeux s’ouvrirent.

Aussitôt, je fus conscient d’un changement. Ces yeux-là étaient tout autres. Des yeux intelligents. Des yeux humains…

Ils se posèrent sur Phyllis.

— Bonjour, Phil ! articula-t-il faiblement. Tu es là ? Je croyais que tu ne devais arriver que demain.

Elle ne trouva pas la force de lui parler et se borna à sourire. Il regarda autour de lui avec stupéfaction.

— Mais… où suis-je donc ? Et… comme je me sens mal ! Qu’est-ce qui m’est arrivé ? Tiens, bonjour, Dr Settle !

— Vous avez failli vous noyer, voilà ce qui vous est arrivé, répondit Settle d’un air sombre.

Sir Arthur fit la grimace.

— J’ai entendu dire qu’on se sentait affreusement mal quand on sortait de noyade. Mais comment est-ce arrivé ? J’ai eu un accès de somnambulisme ?

Settle secoua la tête.

— Il faut le ramener à l’intérieur, dis-je en faisant un pas en avant.

Il me regarda et Phyllis me présenta.

— C’est le Dr Carstairs, qui est chez nous en ce moment.

Nous l’aidâmes à se lever et, en le soutenant à deux, nous nous dirigeâmes vers la maison. Brusquement, il leva la tête, comme pris d’une idée subite.

— Dites-moi, docteur, je serai en forme pour le 12, n’est-ce pas ?

— Le 12, répétai-je lentement. Vous voulez dire le 12 août ?

— Oui, vendredi prochain.

— Nous sommes le 14 septembre, dit Settle.

La stupeur s’inscrivit sur son visage.

— Mais… mais je croyais qu’on était le 8 août ! J’ai donc été malade ?

Phyllis s’interposa prestement :

— Oui, dit-elle de sa voix douce. Tu as été très malade.

Il fronça les sourcils.

— Je n’y comprends rien. Je me sentais parfaitement bien hier soir en allant me coucher. Enfin, ce n’était évidemment pas hier soir… Mais je me rappelle avoir eu des rêves… (Son front se plissait sous l’effort qu’il faisait pour rassembler ses souvenirs.) Quelque chose… qu’est-ce que c’était ? Quelque chose d’affreux, que quelqu’un m’avait fait… Et je me sentais furieux… désespéré… Et puis je rêvais que j’étais un chat… oui, un chat ! C’est drôle, non ?… Mais ce n’était pas un rêve amusant. C’était un épouvantable cauchemar… Je n’arrive pas à m’en souvenir. Cela m’échappe dès que j’essaie d’y penser.

Je posai la main sur son épaule.

— Ne cherchez pas à vous souvenir, sir Arthur, dis-je gravement. Il vaut beaucoup mieux oublier.

Il me regarda d’un air perplexe puis acquiesça. J’entendis Phyllis pousser un soupir de soulagement.

Nous étions arrivés à la maison.

— Au fait, dit tout à coup Arthur, où est la mater ?

— Elle est… souffrante, répondit Phyllis au bout d’un instant.

— Oh ! Pauvre mater ! Où est-elle ? Dans sa chambre ?

Sa voix était empreinte d’une sincère compassion.

— Oui, dis-je, mais il ne faut pas la déran…

Les mots se figèrent sur mes lèvres. La porte du salon s’ouvrait et lady Carmichael paraissait dans le hall, drapée dans un peignoir.

Ses yeux se fixèrent sur Arthur et s’il m’a été donné de voir une seule fois dans ma vie l’expression de la terreur la plus absolue, c’est bien ce jour-là. Une frayeur intégrale, frénétique distordait les traits de lady Carmichael, leur enlevait presque leur aspect humain. Elle porta la main à sa gorge.

Arthur s’avança vers elle d’un air affectueux de petit garçon :

— Bonjour, mère ! Il parait que vous avez été malade, vous aussi ? J’en suis vraiment désolé.

Elle reculait pas à pas, les yeux dilatés. Subitement, avec une clameur aiguë d’âme damnée, elle tomba à la renverse dans l’embrasure de la porte.

Je me précipitai vers elle, puis fis signe à Settle.

— Pas un mot, lui dis-je. Emmenez-le calmement vers sa chambre puis descendez me retrouver. Lady Carmichael est morte.

Il revint au bout de quelques minutes.

— Que s’est-il passé ? De quoi est-elle morte ?

— De saisissement, répondis-je gravement. De saisissement à la vue d’Arthur Carmichael – du vrai Arthur Carmichael, ressuscité ! On pourrait aussi appeler cela – et je préfère cette version-là – un jugement de Dieu !

— Voulez-vous dire que…

Je lui adressai un regard qui ne laissait plus de place au doute.

— Une vie pour une vie, dis-je d’un air entendu.

— Mais…

— Oh ! Je sais bien qu’un accident aussi étrange qu’inattendu a permis à l’esprit d’Arthur Carmichael de rejoindre son corps. Cela n’empêche pas qu’Arthur Carmichael a été assassiné.

Il me regarda craintivement.

— À l’acide prussique ? demanda-t-il à voix basse.

— Oui. À l’acide prussique.

Nous n’avons jamais parlé, Settle et moi, de nos convictions quant à cette affaire. Qui, d’ailleurs, pourrait y attacher foi ? Selon l’explication officielle, Arthur Carmichael a simplement été atteint d’amnésie, lady Carmichael s’est déchiré la gorge elle-même au cours d’un accès de folie passagère, et les apparitions du chat gris n’étaient que pur produit de l’imagination.

Mais existent deux éléments qui sont pour moi des preuves péremptoires. D’une part, la chaise lacérée, dans le couloir. D’autre part, un fait plus significatif encore : on a pu trouver un catalogue de la bibliothèque et, après des recherches approfondies, il a été établi que le volume manquant était un curieux ouvrage ancien sur les façons de métamorphoser les êtres humains en animaux !

Une chose encore. Je suis heureux de pouvoir ajouter qu’Arthur ne sait rien. Phyllis a enfermé le secret de ces quelques semaines dans le plus profond de son cœur et je suis certain que jamais elle n’en dévoilera rien à l’époux qu’elle chérit si tendrement et qui a refranchi le seuil de la tombe, au seul appel de sa voix.

 

(Traduction de Dominique Mols.)